Un petit boulot : deux auteurs, et du beau travail

Un petit boulot, de Iain Levison est reparu en poche  (Liana Lévi « piccolo »). C’est une excellente chose et  si vous ne connaissez pas encore cet auteur qui nous a offert aussi Tribulations d’un précaire, Une canaille et demi, Trois hommes et une langouste, ou encore Arrêtez-moi là !, vous pourrez lire facilement son premier roman, excellent comme les autres ensuite. Dans tous les romans de Iain Levison, né en Écosse en 1963, ayant ensuite grandi aux États-Unis, il est question de vie, de survie, de boulot : que faire quand on s’est fait jeter de son boulot ? Aller trimer dans le gros nord sur les bateaux-usines de conserves de poisson ? Etc., etc.Un petit boulot narre comment Jake, qui a été licencié de son usine, va tout perdre, télé, appartement, voiture ,… C’est à ce moment qu’un contrat lui est proposé. Oui mais un contrat au sens mafieux du terme : mais… bien payé, facile, et qui lui permettrait de garder son appartement, sa chaîne hi-fi, de vivre, tout simplement. Tuer pour vivre ? Cela se passera et ne se passera pas ainsi. L’humour est là, et les femmes, les potes et les autresDans les polars, ça ne se passe jamais ainsi, tout simplement. Tenez, sur la question de Comment j’ai trouvé un boulot,  Jim Nisbet, qui a quinze ans de plus que Iain Levison – quasiment une autre génération,  fournit d’autres réponses, avec des héros différents, qui ont été ados dans les années soixante. Et cela, ce  dialogue entre livres et entre générations, traité façon polar, un vrai polar, et façon sociologie in vivo,c’est passionnant.  Nisbet est un érudit original qui, après des études de Lettres et divers petits boulots a fini par devenir charpentier (son site : http://noirconeville.com) et vit, travaille, écrit sur et à San Francisco, des polars magnifiques, déjantés et cultivés, entre humour, digressions et incroyables dialogues.

 

Tandis que le héros de Iain Levison, viré de son usine, lutte pour ne pas sombrer, le héros de Jim Nisbet, musicien à la culture encyclopédique (il n’a, dit-il, pas de sous pour la culture mode, donc il lit et il écoute, il fait de la musique) va vivre une descente au plus trouble de lui-même, entre fascination et pas de chance, à l’issue de laquelle, après avoir affronté un tordu grandiose et maléfique, il reviendra à la musique, et renaîtra… petit à petit – peut-être. Les re-nés sont fragiles et leur destin aussi, c’est la bulle de cristal où ils se tiennent, vivants, malgré tout…

 

Quelques extraits de Jim Nisbet :

(Lavinia a détourné Curly de son job de musicien de bar – c’est p. 51 – pour le convaincre de rejoindre Ivy, ex- musicien camé, en vue d’un coup à plusieurs milliers de dollars, un coup presque légal) :

«    -  De quoi parles-tu ?

-         De toi. Dans ce café. Tu perdais ton temps là-bas.

Je plaquai bruyamment mes talons au sol, j’allai jusqu’à la porte de derrière et l’ouvris. Je vis là un balai dont les brins étaient réduits à l’état de moignons, une serpillière dont la tête ressemblait à une Méduse après la bombe atomique, un ballon à eau chaude garni de chiffons tâchés de rouille noués autour des joints de la tuyauterie et une copie étonnamment mauvaise des Trois Musiciens de Picasso peinte sur un panneau de contreplaqué cloué de guingois pour masquer le trou de ce qui avait été jadis une fenêtre. »

 

Que voilà un musicien étonnant ! Quand on sait qu’il a une pieuvre tatouée sur le crâne, c’est complet. Les voilà partis en voiture, celle de Lavinia, une Lexus sièges cuir (famille friquée, sans doute), direction le coup presque légal, c’est elle qui conduit, elle se chope un chien que promène une femme occupée au téléphone, et l’écrase sans ralentir. La suite … (p. 56)

« Quelques blocs plus tard, Lavinia me demanda si nous aurions dû nous arrêter.

-          Le chien est mort, lui fis-je remarquer.

-          As-tu entendu ce qu’elle a hurlé ?

-          Gates, je crois.

-          Son chien s’appelait Gates ?

-          Peut-être qu’elle va hériter d’une fortune. »

 

Et le reste est à l’avenant, fignolé diabolique  et toujours surprenant. On ne se lasse pas, et la fin vient trop vite. La classe !

 

 

Le salut viendra de la mer ? "Je vais les bouffer vos rêves"

Chez Quidam éditeur, qui nous a habitués à du bon, voire du très bon, voici la Greèce actuelle en un récit , écrit porté par une voix, présente et plurielle. Un vrai livre. Une citation ?

"je vais les bouffer vos rêves" (début). Car "Le monde est ainsi fait qu'il libère chacun de nous du devoir de faire son bien à lui. Chacun de nous est libre de faire le mal de mille façons mais le bien est toujours l'affaire de quelqu'un d'autre. Dans nos sociétés, le  bien est un monopole d'Etat. Pour qu'une société fonctionne plus ou moins l'Etat doit avoir le monopole de la violence - mais il est encore plus important pour une société que l'Etat ait le monopole du bien."

Cet ouvrage est aussi un ensemble de récits en puzzles mosaïques (pour ne pas dire christiques, de Christos I.) dont je ne dévoilerai pas la fin, si belle et si dépouillée que le ciel et la mer ensemble peuvent à peine vous consoler de la fin du livre. Alors, on regarde la couverture.

 

De l'histoire de Tassos qui ne renonce jamais, à celle de Chronis, ou Lazaros, Stavros [désolée, je ne peux placer les accents toniques sur les voyelles], nous sommes avec l'aventure de vivre qui est là leur, pardon : la nôtre.

 

 

Les images se succèdent, flamboient, la parole déferle vague après vague, parfois pensive, souvent éruptive, juste toujours souvent éruptive, juste toujours, venue de cette île imaginaire à la toponymie terrible.
Deux extraits : [ce que dit le Grec qui a émigré en Allemagne et réussi] :

"Vous, là-bas, disait-il à Stavros. Vous là-bas ceci, vous là-bas cela. Vous là-bas il vous faut apprendre à travailler. Arrêter de pleurnicher et voir comment vous débrouiller tout seuls. Personne ne vous doit rien, tout est de la faute de vos cervelles tordues. Deux cents ans ont passé et vous ne savez toujours pas si vous voulez être en Europe ou non.  Mais enfin, pour qui vous prenez-vous ? Hein ?

 

Il avait toute une théorie. Il disait que ces dernières années la Grèce avait été le théâtre du crime parfait. Auteur : les politiques. Instigateur : les électeurs. Mobile : l'achat des consciences.  Arme : l'argent - argent étranger, argent sale, argent facile. Victime : le pays. C'est à peu près ce qu'il disait. Et Stavros avait un tas de choses à répondre, mais à chaque fois il s'écrasait." (pp 145-146)

 

 

"Le fil roulé à la main, il se dit qu'il aimerait avoir, il en meurt d'envie, un pied d'acier dans une botte en acier pour chasser d'un coup de pied la douleur et l'amertume, pour chasser à chaque fois la trahison, le désespoir, les méchants, les cruels qui taillent l'amour à leurs mesures et non aux mesures de l'amour, qui lundi te disent je t'aime et mardi ne te regardent plus, qui te disent lundi je ne peux pas vivre sans toi."

 


Jeanette Winterson (Melville éditeur, pour la traduction française de LighthouseKeeping,  puis en poche 10/18). Fascinante histoire que celle de Vif-Argent, née d’un père marin tôt reparti et d’une mère avec qui elle vit sur la côte nord de l’Écosse, dans une maison biscornue (et où tout est biscornu, il faut s’encorder pour y entrer  et en ressortir) jusqu’à ses dix ans, la chute accidentelle de sa mère... en mer, elle s’écrase au pied de la falaise, après avoir décroché le mousqueton qui la rattache à sa fille afin de ne pas l’entraîner dans sa chute. C’est Vif-Argent qui raconte. « Tu es différente des autres enfants, me disait ma mère. Et si tu ne peux pas survivre dans ce monde-ci, tu ferais mieux de créer le tien. » (p. 13) Sauvée mais orpheline, la gamine est recueillie par le gardien du phare, le vieux Pew, successeur aveugle d’une dynastie de Pew, gardiens de phare – et aussi raconteurs d’histoires. Cela se passe donc à Salines, nommée « la ville du Fossile »par Darwin, qu’on retrouvera ici et là dans le livre,  car les histoires y sont multiples, imprévisibles et convergentes, et le phare est le phare de Cap Wrath.  Il fait partie de cette « chaîne de lumières » (p. 26) construite durant 300 ans, souvent par l’ingénieur Robert Louis Stevenson. Et depuis 300 ans les Pew l’un  après l’autre gardent le phare et racontent des histoires. Précisons aussi qu’arrive à Salines en 1802 le fondateur de la dynastie Dark, qui sera présent également – lui ou ses héritiers -au long de cet ouvrage, de même que Dr Jekyll et Mr Hyde…. Et nous allons également comprendre comment R.-L Stevenson a pu écrire L’étrange histoire de Dr Jekyll et Mr Hyde. L’emboîtement des histoires est en effet analogue à la volée de marches du phare. Et à sa lumière dont il faut « garder la flamme ».

C’est cela qu’apprend le vieux Pew à son apprentie-gardienne de phare âgée de dix ans. Mais, demande celle-ci, « pourquoi ne peux-tu jamais me raconter une histoire sans en commencer une autre ? - Parce qu’aucune histoire n’est le début d’elle-même, pas plus qu’un enfant ne vient au monde sans parents » (p. 35)

« Pew… pourquoi ma mère n’a-t-elle pas épousé mon père ? – Elle n’en a jamais eu le temps, il est venu et reparti aussitôt. – Pourquoi Babel Dark n’a-t-il pas épousé Molly ? – Il doutait d’elle. Il ne faut jamais douter de ceux qu’on aime. – Mais ils peuvent te mentir. – T’occupes pas de ça. Toi tu leur dis la vérité. – Comment ça ? – Tu ne peux pas être la sincérité de quelqu’un d’autre, petite, mais tu peux être la tienne.»  (p. 97)

« PEW, RACONTE-MOI UNE HISTOIRE

Quel genre d’histoire, petite ?

Une qui recommence.

C’est l’histoire de la vie.

Mais est-ce l’histoire de ma vie ?

Seulement si tu la racontes. » (p. 123)

Une sacrée histoire riche de cent mille autres, voilà ce que vous offre ce livre, ouvert sur deux citations, Souviens-toi que tu dois mourir. (Muriel Spark) Souviens-toi que tu dois vivre. (Ali Smith)

Entre les deux, il reste le récit, celui-ci peut aussi être lu à voix haute pour le plaisir d’autrui, tout le contraire de la punition du gamin qu’on oblige à lire à voix haute pour vérifier qu’il ne sait pas.

BONUS : Garder la flamme  (p. 149-150)

« Certains disent que les meilleures histoires se passent de mots. Ils n’ont pas été élevés pour garder la flamme.  Il est vrai que les mots disparaissent goutte à goutte, et que les choses importantes sont souvent passées sous silence. Les choses importantes s’apprennent dans les visages, dans les gestes, et non dans nos langues verrouillées. Les choses vraies sont trop vastes ou trop petites ; en tout cas elles n’ont jamais la taille du patron appelé langage.

Je sais tout cela. Mais je sais autre chose aussi, parce qu’on m’a élevée pour garder la flamme. Baissez le volume du bruit quotidien et ce qui surgit en premier, c’est le soulagement du silence.

Et puis, d’une manière très douce, aussi douce que la lumière, le sens réapparaît. Les mots sont cette part de silence qui peut être prononcée.

 

Home, Garder la flamme

Aux éditions Belfond, pour la traduction en français). 

 

« À qui est cette maison ?

À qui est  la nuit qui écarte la lumière ?

À l’intérieur ?

Dites, qui possède cette maison ?

Elle n’est pas à moi.

J’en ai rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,

Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,

Sur des champs vastes comme des bras ouverts

pour m’accueillir.

Cette maison est étrange.

Ses ombres mentent.

Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure

Correspond-elle à ma clé ?»

 

L’histoire nécessaire que raconte ici la grande Toni Morrison est de celle qu’on n’oublie pas. Mais d’abord, il faut, à partir des lignes  inaugurales (citées ci-dessus), la suivre dans la remémoration d’un être blessé par la guerre (de Corée), Frank, et de sa petite sœur, Cee, dont les destins vont se renouer après bien des péripéties – autrement dit, ce qu’est toute vie.

Le récit commence avec une scène d’enfance mémorable mais décrite en filigrane, à partir des animaux présents, des chevaux, qui se conduisent « comme des hommes », c’est-à-dire mieux qu’eux. Le reste de la scène, ignoble, on l’apprendra petit à petit au fil de la remémoration des personnages, qui est aussi la construction de leur liberté. Et le retour à la maison, la leur. Cette métaphore de la maison, avec la mémoire et la raison est la grande force de ce livre, simple comme bonjour, puissant, et qui ne vous lâche pas. Vous, vous le lâcherez peut-être, en vous disant « rien à foutre de la guerre de Corée et de ses anciens combattants, US go home, etc. » ou « c’est trop épars, j’y comprends plus rien », mais vous y reviendrez, parce qu’il est question aussi de vous, et que cette mémoire en miettes est aussi la vôtre, de même que la quête de la maison. Laissez-vous guider… c’est ça, la littérature, la vraie.

*

Ce que fait la guerre aux hommes (et aux femmes, aux enfants, comme cette petite fille capturée, offrant spontanément ses services sous la ceinture), vous en aurez des échos fracassants, par exemple ici (pages 104-106) :

 

« Avant, Frank n’était pas courageux. Il avait simplement fait ce qu’on lui disait  et ce qui était nécessaire. Il se sentait même nerveux après avoir tué. À présent, il était déchaîné, insensé, tirait en évitant les fragments épars de ses victimes. Il n’entendit pas clairement supplier, crier à l’aide, jusqu’ ce qu’un F51 lâche son chargement sur le nid de l’ennemi. Dans le silence qui suivit l’explosion, les plaintes flottèrent comme des notes de violoncelle bon marché qui émanent des cages à bestiaux dans lesquelles les bovins flairent leur avenir baigné de sang.

[…]

Ensuite, pendant des mois et des mois, Frank ne cessa de se dire : Mais je les connais. Je les connais et ils me connaissent. »

Attention ! Il n ‘est pas question seulement de guerre, ou alors la guerre est la grande métaphore de la vie (ah ah, struggle for life), non, pas seulement d’un point de vue économique : dans la lutte pour devenir humain, vraiment humain. Trouver sa propre maison.