Les Foudroyés, Paul Harding : un coup de foudre

Facile, le jeu de mots - mais exact ; ce qui n'arrive pas toujours

Les Foudroyés (Tinkers), de Paul Harding, Le Cherche-Midi éditeur, collection « Lot 49 » (15 €), traduction Pierre Demarty. Un grand livre, un de ceux qu’on veut avoir à portée de main en cas d’urgence ; quand toutes les pharmacies sont fermées, les copains partis, les enfants pris en charge, camp, virée, voyage, il reste les libraires, qui vous commandent les livres de votre choix, la dernière traduction de Tristram Shandy (à ne pas rater, en poche Gallimard), celle de Don Quichotte (idem, en Folio classique) – ou ce livre, qui ne s’affiche pas « roman », mais les critiques le disent, et qu’il ait reçu le prix Pulitzer 2010 n’est pas une raison pour s’en détourner avec la suspicion attachée parfois aux prix – là c’est du vrai, du juste, de l’essentiel quotidien.

 

 

Alors, ça raconte quoi, ce fameux livre ? Et qui est ce Paul Harding ? 

 

P. H. débute avec cet ouvrage, dans lequel il raconte les dernières heures de Georges un ancien horloger qui «se mit à avoir des hallucinations huit jours avant de mourir » (première phrase), de son point de vue, du point de vue de celui qui s’éteint, lâche prise, quitte le monde des vivants / est quitté par lui ( ?), mais avec une efflorescence de souvenirs, de sensations, d’associations diverses au travers desquelles il renoue avec sa lignée, son père qui eut deux vies et deux foyers, ses enfants, ses petits-enfants, son épouse et bien sûr son environnement naturel et sensible, ses rêves, ses espoirs, au plus près du savoir et de la pulsation de vie. 

 

Vous n’êtes pas convaincus – lisez plutôt ; ça se passe au temps où l’Amérique était frugale mais en symbiose avec sa grandiose et sauvage nature, un temps digne, mais révolu (on espère que non, pas totalement, et ce livre nous porte à espérer), un temps où circulent à l’infini les échanges homme-monde, jusqu’aux étoiles sans doute, les mortes et les autres, avec évidemment un empan illimité de savoirs, sensations et souvenirs transgénérationnels.

 

 UN EXTRAIT

Durant ces deux cents heures de fin de vie (une apothéose des sens qui n’avait jamais été dite aussi juste et durable), George trouve à enfiler comme des gants les rêves et pensées de son père mort avant lui, Howard. Voici venir la fin du jour… 

 

« La route ravinée serpentait entre deux légers raidillons. Les arbres qui poussaient de part et d’autre ployaient vers la route, de sorte que leurs branches les plus basses venaient caresser l’herbe. Le soleil déclinait et le sommet des arbres scintillait, l’herbe longue scintillait, et entre les deux s’étirait un ruban d’ombres s’accrochant aux franges des branches basses. Howard, menant sa carriole le long du sentier, avait la sensation que dans son sillage les ombres se faufilaient sous la lisière de la forêt et glissaient le long de la pente pour se mêler à la terre. Derrière lui aussi, escorté par les ombres, des animaux venaient paître dans l’herbe sur les bas-côtés, et un renard roux botté de noir traversait en fusant le sentier lumineux, d’une ténèbre à l’autre. Pour Howard, c’était là le meilleur moment de l’après-midi, quand les premiers plis de la nuit se mélangeaient aux derniers lambeaux du jour. Il résistait à l’envie d’arrêter la carriole et de donner une pomme à Prince Edward pour aller se blottir dans les ombres, s’y asseoir paisiblement et se fondre dans le flot lent de la nuit, ou d’arrêter la carriole et demeurer simplement assis sur sa banquette à regarder les ombres s’approcher et s’agglomérer autour des roues de la carriole et des sabots de Prince Edward avant d’atteindre enfin la semelle de ses chaussures, puis ses chevilles, jusqu’à ce que mule, chariot et hommes fussent ensemble noyés sous la houle de la nuit parce que les secrets tapis dans les ombres à l’orée des arbres qui attendaient en bruissant qu’il fût passé, et qui faisaient se dresser les poils de ses bras et de sa nuque et se contracter la peau de son crâne quand il les sentait submerger, invisibles, la route tout autour de lui, se dissipaient dès qu’il essayait de les appréhender directement et s’éparpillaient alentour, soustraits de justesse à son champ de vision. L’essence véritable, la recette secrète de la forêt, de la lumière et de l’obscurité était bien trop ténue et subtile pour pouvoir être observée à l’œil nu – poche d’eau et de nerfs, miracle lui-même, lui-même si ténu : attrape-lumière. Mais le mystère lui-même ne tient pas à la forêt, la lumière et l’obscurité, mais à autre chose qu’éparpillent mon regard rustre, mon obtuse volonté. L’étoffe composite de feuilles, de lumières et d’ombres et de froissements de vent pourrait s’entrouvrir et me laisser ainsi entrevoir ce qu’il y a de l’autre côté ; une couture pourrait se défaire ou être défaite.  Le tisserand pourrait avoir raté une maille dans le feuillage d’un érable à sucre et cette seule maille de la matière quelconque dont le fil eût été tissé – lumière, gravité, noir des étoiles – se serait décrochée sous l’effet du vent qui sans cesse agace les bourgeons blancs et les feuilles vertes et les feuilles orange et sang et les branches nues et deux des morceaux de la matière quelconque dont le monde est cousu se seraient détachés l’un de l’autre, ouvrant ainsi une brèche pas plus large que l’épaisseur d’un doigt peut-être, que j’aurais la chance d’apercevoir parmi le feuillage diapré depuis cette charrette à tiroirs et l’agilité d’atteindre en grimpant au tronc argenté et le courage d’écarter en introduisant un doigt dans la déchirure, et qui offrirait à ce simple toucher une once de tranquillité ou de réconfort.

 

Telle était la teneur des rêveries de Howard tandis que Prince Edward tirait la carriole avec une conviction toute animale le long des sentiers de terre sous le baldaquin des arbres, et il sombrait dans une espèce de stupeur éveillée, son esprit semblable alors à celui d’un homme qui dort mais dont les rêves sont façonnés par ses yeux grands ouverts. » (pages 53-55)

 

 

Que dire de plus ? Que les portraits des proches sont également magnifiques d’économie et de justesse ; tiens, sa mère en tant qu’épouse qui « éprouve soudain une immense colère à l’idée que l’entaille à la tête de son mari puisse saigner à travers le pansement et tacher la taie d’oreiller propre », elle qui « sous ses manières strictes et son austérité se dissimule une amertume bien plus profonde qu’aucun de ses enfants ou son mari ne saurait imaginer. Elle ne s’est jamais remise du choc de devenir épouse puis mère. Elle est encore consternée, chaque matin, au moment où elle aperçoit pour la première fois de la journée ses enfants, paisibles, endormis, dans leur lit, quand elle vient les réveiller, de se rendre compte que le sentiment qu’elle éprouve alors, bien souvent, relève de la rancœur et du deuil. Ces sentiments l’effraient à tel point qu’elle les a enfouis sous un tombereau de rigueur domestique. […] » (page 87). Elle est en train de se décider à faire interner son mari et chut ! la suite est dans le livre.

 

 

George meurt mais ce faisant demeure,  avec son père Howard dans sans nuit de mort, qui « imagina sa propre silhouette assoupie, imagina que si l’on pouvait élargir le champ de ce visage paisible à une vue du ciel, on verrait cette forme allongée non pas flotter sur l’immensité d’un sombre océan de sommeil mais gisant à même le firmament, son âme, ou quelque autre nom qu’on se plût à lui donner, dépouillée de son corps, si bien que ce qui paraissait un corps gisant n’était tout simplement que l’image la plus plausible de cette âme diversement nommée, débarrassée de son sel comme une eau de mer évaporée au soleil de sorte que le corps bien réel, allongé dans le lit, parcouru de soupirs et de marmonnements, en venait quant à lui à prendre l’allure d’une sqame, de cette colonne de sel dont parle le mythe, tandis que l’âme, ou quel que fût le nom qu’on lui donne, trouvait le moyen de se raccrocher d’elle-même à sa propre forme originelle, telle une ombre… » (page 176 – jusqu’à 178).  Puis George – et ses dernières sensations sont reprises en paroles en « tu » par une voix italique qui est peut-être son fils réel ou pas, le narrateur.

 

 

Abrégeons, il faut lire ce livre. Il  y a aussi de sacrées descriptions d’horloges comme autant d’univers, et qui pourraient bien expliquer le nôtre, notre création du temps, temps-désir, espoir et peur ? Il faut lire.