Soleil noir : Frédéric Fajardie, un maître modeste

Dans la France des années soixante-dix, Padovani, flic passionné de socio- et anthropologie ainsi que son collègue et ami Ben Ghozi, se voit engagé dans une enquête contre des buteurs  et découpeurs de flics : qui ?  Anars, déçus de mai 68 ou quoi, qui sont ces tueurs ? Un roman bref, percutant, bien écrit et structuré, avec des personnages attachants d'où l'humanité sourd comme d'une terre dense de fruits à venir. Un roman qui est aussi une histoire de famille et de société, car il y a le père du héros, engagé dans la guerre d'Espagne côté républicains,  donc des affaires de fidélité et de transmission.

Le roman démarre sur l'alerte aux tueurs de flics, des saignants, des violents, et des bizarres. Ensuite - mais fait-il partie du gang des tueurs de flics ? -  un mec déguisé en paquet de lessive (puisque les lessives, au moins, passent à la télé) tire sur tout ce qui bouge, surtout les flics. Il va mal finir, et avec lui, l'inspecteur  Padovani. La dérive commence, et le roman s'emballe (je ne dévoilerai pas l fin, non).

Au passage, notez la présence de l'argot policier : vous savez ce qu'est un bricard ? Hé un brigadier ! (pour en apprendre davantage, voyez ici : https://forum-concours.cap-public.fr/viewtopic.php?t=2536)

Quoi et qui de meilleur ? Je ne sais pas. L'industrie du polar a produit des Caryl Ferey (un bon, lui). Mais mais ce Fajardie (c'est un pseudo), mort en 2008, avant 60 ans, reste un modèle d'innovation, de maîtrise du suspense (entre violence et humour), de construction, et de sensibilité à son époque. Voir le site : http://fajardie.free.fr/

Deux  extraits :

(1) (p. 47 éd poche)

- Alors, Tonton, ça n'a pas été trop dur avec les deux mongoliens de la criminelle ? [dit l'inspecteur Padovani, héros de ce polar]

- ça ira. Toujours avec ce type ?       [un témoin quelque peu bizarre, ndlr]

- J'y crois, j'y crois très fort.

- Ridicule. T'imagines des types se saper en bibendum pour découper un flic ?

   Le témoin intervint sans qu'on l'en priât :

- Et découper un flicard en mille morceaux, c'est pas ridicule ?

Tonton m'adressa un regard incertain, je décidai d'en finir :

- Bon, je fonce là-dessus. Si je me trompe, c'est tant pis pour moi, d'accord ?

- Entendu, fais comme tu sens.

Le témoin le suivit du regard :

- Qu'est-ce qu'il a, votre oncle, il craint d'être découpé en morceaux ?  [tonton = le commissaire]

- Non, bien pis : l'Inspection générale des services, les directeurs, le chef de cabinet, le ministre, les députés, les journaux.... ce qu'on appelle l'opinion publique.

C'est à cet instant que surgit Ben Ghozi :

- Salut, sale rital !

- Saut, sale juif !

Comme je lui serrais la main, le témoin me secoua l'épaule :

- Vous êtes italien ?

- Non, mongol. Allez m'attendre  à la voiture.

Le témoin me regarda. Aucune menace dans ce regard. Un regard pénétrant, chargé de tous les malheurs du monde.

Ben Ghozi dut percevoir mon trouble :

- Le monde ne tient pas tout entier dans le Code pénal... Attention, petit, ne va pas trop vite."

 

(2) (p. 57)

"PO-LI-CE ! hulula une voix hystérique.

Virevoltant de table en table, collant sa carte barre de tricolore sous les yeux de chaque client, l'OPP Dracula fit une entrée très remarquée. A distance - visiblement honteux - l'inspecteur Lalys affectait de s'intéresser aux lambris de contreplaqué, très ordinaires au demeurant. Derrière Lalys, Ben Ghozi détaché, suivait la scène en esthète.

Enfin, par l'entrebâillement de la porte, je distinguai le nez route du brigadier Primerose.

- PO-LI-CE ! hurla de nouveau Dracula en sautant sur place tel un enfant capricieux.

- Ce type est fou d'orgueil commenta le témoin en s'essuyant délicatement les lèvres avec une serviette où s'escrimaient péniblement quelques dragons délavés."


Quidam éditeur

Paulus Hochgatterer ou la discrétion du talent

Ceci est un polar et de la pire espèce, insidieuse, forte, qui ne vous lâche plus sur  près de 300 pages, et vous mène du quotidien d’une petite ville d’Autriche à ses abysses. Un meurtre a été commis donc, et du jamais vu. Le mort n’a plus de visage : disparu, broyé, laminé. « Qui peut faire une chose pareille ?»  s’interroge Sabine Wieck, jeune policière, à plusieurs reprises, avant de conclure avec le commissaire Kovacs  que « c’est quelqu’un qui a un problème avec la douceur de la vie » (p. 197). Et nous saurons qui à la dernière page – réussite que de tenir en haleine sur un meurtre abominable et des gens plus ou moins comme nous… plus… moins...

 En attendant, une petite fille se tait obstinément. Elle a vu quelque chose, ou entendu ? En tout cas, c’était elle la plus proche du meurtre de son grand-père. Elle est soignée à l’hôpital par Raffael Horn, pédopsychiatre qui s’attache à la faire émerger de son silence, cependant que Ludwig Kovacs, policier brut de décoffrage mène l’enquête… mais en vain. Rien, rien de rien, mis à part quelques personnes plus que bizarres, adolescents tordus, religieux, drogués, pères de famille à la masse, qui fracassent les jambes de leur petite fille (« Kovacs pensa que parfois l’ampleur de la menace était le seul indicateur valable dans la vie », p. 267), etc.

Dans ce récit, on entend tour à tour la voix de chacun des protagonistes, y compris le coupable – sauf que ce n’est au départ qu’une voix, justement, et pas un nom :

« Au mur, l’affiche avec la Règle. Il sent qu’il est en train de se morceler. Les phrases.

Écoute, mon fils, l’enseignement du Maître.

Cela commence au centre. Une ligne de fracture qu’il peut situer. Il avale deux comprimés marron. […] L’Ipod à la ceinture, les écouteurs dans les oreilles. Dans cette situation, toujours la même chose. Numéro six. Father of Night. En boucle.  (p. 15-16)

Parfois, il a l’impression que tout en lui est artificiel, les articulations, les os, les dents, la peau, les globes oculaires. La trachée artère devient alors un tuyau annelé d’un bleu fluorescent, et les poumons, deux sacs à moitié transparents, divisés en minuscules alvéoles cubiques. Il n’a pas de représentation du cerveau. C’est en tout cas le lieu où se forment les pensées. » (p. 166)

Il semble parfois que la déprime suinte de partout, est-ce l’Autriche, si propre

Le policier, Kovacs :

« Mon métier est de rechercher ce qu’on appelle les faits, pense Kovacs, mais, en réalité, les êtres humains veulent être trompés. On opte sans cesse pour le faux. » (p. 98)

Un constat déprimant - ou réjouissant, selon son humeur…

Et Horn, le pédopsychiatre  :

« C’est juste dit Joachim [un patient adulte], je m’aperçois que certaines choses sont fausses, mais à part ça je vais bien.

-      Qu’est-ce que tu veux dire par là, que certaines choses sont fausses ?

-      Que tout s’oublie quand on avance en âge, ça par exemple, c’est faux. C’est l’inverse qui est vrai : tout d’un coup, certaines choses surgissent avec une telle netteté que c’en est douloureux. » (p. 86)

Mais attention, tout n’est pas déprime ! Il y a les femmes, celle de Horn, et puis la jeune policière si engagée dans son métier, et puis encore cette petite fille à sauver… ; sans compter le resto marocain et son patron bienveillant et subtil !

P. 190-191, le rendez-vous du psychiatre avec un couple psycho-rigide est un morceau de choix :

« Est-ce que vous vous êtes masturbé dans votre jeunesse ? demanda Horn. La femme blêmit et sembla vouloir s’enfoncer dans le sol. L’homme rougit violemment et se racla plusieurs fois la gorge. […] Est-ce que vous avez des animaux de compagnie ? interrogea-t-il pour finir. Oui, un couple de perruches ondulées, répondit le couple, le mâle bleu et la femelle jaune, eh oui, ils allaient tout à fait bien. Horn ne posa plus d’autres questions. Une perruche jaune et une bleue, pensa-t-il, un pion jaune et un bleu. Les choses n’ont aucun rapport. C’est le hasard qui crée le sens.

Après, il ouvrit la fenêtre. Il pencha le haut du corps dans la chute de neige, tira la langue et se réjouit quand les premiers flocons se posèrent. Si quelqu’un me voit, il me prendra pour un fou, pensa-t-il. » (p. 190-191)

Paulus Hochgatterer a reçu le Prix européen de littérature 2009.

Maj Sjöwall & Per Wahlöö, des précurseurs

Vous ne les connaissez peut-être pas, ces deux Suédois, ancêtres de toute la littérature policière de l’Europe du Nord, Mankell, Indridadson et Cie, mais eux vous connaissent, ils ont décrit votre et notre société de façon intime et impeccable, le social, la consommation, l’international… sans oublier, là au milieu, des intrigues très bien ficelées. Le tout en une dizaine de romans écrits entre 1965 et 1975 autour d’un héros, le commissaire Martin Beck. Ici, il s’agit du premier meurtre en série d’Europe, les passagers du bus 47 de Stockholm tous éliminés à la mitraillette, mais aucune piste, aucune. En plus, il y a parmi les victimes un jeune policier qui n’était pas en service ce jour-là, qui a raconté des bobards à sa petite amie, qu’il a par ailleurs fait poser nue pour des photos érotiques retrouvées sous enveloppe dans son bureau – ah, la délicieuse description du porno, subtile, évocatrice et frôleuse ! Il faut savoir qu’à cette époque (bénie, disent certains), les meurtres en série étaient une exclusivité états-unienne (quant au porno, bah… ; il voisinait déjà avec le trafic de drogues en tous genres et les coups tordus de casseurs et cassés). Ainsi, malgré ça et là des impressions de partir en digressions sur les manifs anti-guerre du Viet-Nam ou l’intimité des familles alors qu’en fait les auteurs vous baladent dans la vie de l’époque avec le climat détestable de l’hiver suédois et la société de consommation à l’époque de Noël, jusqu’à croiser des Pères Noëls complètement bourrés, la machinerie policière est en route et continue d’avancer inexorablement. Jusqu’à la fin, bingo ! que je n’aurai pas la cruauté de vous dévoiler ; d’ailleurs, tout est dans le titre, rappel d’une chanson des années vingt. 

 

Ce roman, publié pour la première fois en suédois (et en Suède) en 1968, a été traduit en français trois ans après et repris en poche en 1985 ; il ressort ensuite  1) en poche Payot « Rivages/noir »,    et aussi en BD chez Casterman, avec l’apport de Martin Vion et Roger Seiter.  Est-ce aussi bien ? Sans doute perd-on beaucoup des descriptions et actions dans l’atmosphère prenante de la Suède - et l’époque toute entière ; mais peut-être est-ce une occasion de premier contact. Personnellement, feuilleter la BD ne m’a pas emballée, mais il est vrai que j’avais lu le  roman original avant. Ce roman, dont je voudrais vous faire partager certains passages  - une petite mise en bouche. Ah, un avertissement ! Ne lisez les préfaces de Jonathan Franzen et Nicci & Sean French qu’APRÈS avoir lu le roman, sinon, vous y perdrez du suspense, ce serait dommage.

 

Les premiers mots, personnages, décors, ambiance, modes de vie (déjà sacrément modernes)  dans le chapitre 1er :

 

« C’était le 13 novembre. Ce soir-là, il pleuvait à verse sur Stockholm. Martin Beck et Kollberg étaient plongés dans une partie d’échecs. Ils étaient chez ce dernier, qui habitait un appartement de la banlieue sud, pas bien loin de la station de métro Skärmarbrinck. Les derniers jours avaient été plutôt calmes et les deux hommes n’étaient pas de service.

 

Martin Beck jouait très mal aux échecs mais cela ne le décourageait pas. Kollberg avait une petite fille de deux mois à peine et, aujourd’hui, il lui fallait faire office de baby-sitter. Beck, de son côté, n’avait aucune envie de rentrer chez lui, à moins d’une nécessité absolue. Le temps était abominable. Des nappes d’eau dégringolaient des toits, crépitaient sur les fenêtres et les rues étaient presque vides. Les rares passants qui y déambulaient avaient certainement des raisons impérieuses pour être dehors par une nuit pareille.

 

Devant l’Ambassade américaine sur Strandrägen, et dans les rues qui y conduisaient, quatre cent douze policiers affrontaient un nombre double de manifestants. »

 

S’ensuit une description hilarante de la manif anti-guerre du Viet-Nam, côté policiers et côté manifestants. Ici, une remarque pour les éditeurs : svp, mettez un plan de Stockholm sous la forme d’une double page en fin de volume, maniable, utile, agréable. Sinon, lecteurs avisés mais ne connaissant pas Stockholm, rendez-vous ici : http://www.objectif-suede.com/carte-plan-2.htm

 

« À 23 heures, il pleuvait toujours et on pouvait considérer que la manifestation était dispersée. À la même heure, huit meurtres et une tentative d’assassinat eurent lieu à Stockholm. »

 

Autre  passage bien envoyé, celui-ci sur la place de l’opinion publique et des médias, notamment dans les enquêtes criminelles (p. 131):

 

« L’enquête était dans l’impasse, la police avait escamoté le seul témoin important, elle avait menti à la presse et au public. Si la presse et le Grand Détective qu’était l’opinion publique étaient privées d’informations exactes, comment la police pouvait-elle espérer de l’aide ? »

 

Et celui-ci (p. 165) :

 

«  Une semaine s’était écoulée depuis la boucherie de Norra Stationsgatan. L’enquête en était toujours au même point et l’absence d’idées constructives se faisait sentir. L’habituel torrent de tuyaux inutiles fournis par le public avait lui-même commencé à se tarir. La société de consommation et ses membres harassés avaient autre chose à penser. Bien qu’il y eût plus d’un mois à attendre avant Noël, l’orgie publicitaire avait déjà démarré et la frénésie d’achats se propageait, aussi rapide et impitoyable que la peste noire, dans les rues commerçantes décorées de guirlandes. L'épidémie balayait tout devant elle et il n’existait aucun moyen d’y échapper. Elle gagnait les maisons, les foyers, empoisonnant, écrasant tout et chacun sur son passage. Les enfants qui n’en pouvaient plus braillaient, les pères de famille s’endettaient jusqu’aux prochaines vacances, la colossale farce de la confiance légalisée réclamait partout ses victimes. […] Les commissariats de quartier accueillaient plus souvent qu’à leur tour des visiteurs devançant les grandes festivités familiales, à savoir des pères Noël ivres morts que l’on ramassait dans les  embrasures des portes ou dans les vespasiennes. Sur Mariatorget, deux agents exténués en laissèrent tomber un, complètement saoul, dans le caniveau alors qu’ils essayaient de l’enfourner dans un taxi. Dans le tumulte qui s’ensuivit, ils furent violemment pris à partie par des gosses stupéfaits et hurlants et des pochards furieux qui ne mâchaient pas leurs mots. En recevant un glaçon dans l’œil, l’un des policiers perdit son sang-froid et se mit à jouer de la matraque. Frappant au hasard, il assomma un retraité trop curieux. »

 

Etc. etc. Jusqu’à la fin, ciselée comme un bijou : « Martin Beck ne répondit pas. Le récepteur à la main, il demeura immobile. Puis il se mit à rire. – Joli, dit Kollberg, en fouillant sa poche de pantalon. Le policier qui rit. Tiens, voilà une couronne. » (page 334).